— Je reste ici, annonça Justin. Je veux voir le temple d’Hathor et aider mes amis à creuser.
— J’ai bien peur…, commençai-je.
Un rire saccadé venant de la vieille femme m’interrompit.
— Vous ne voulez pas qu’il se mette dans vos jambes, Mrs Emerson ? Tu as entendu la dame, Justin. Tu rentres avec moi.
Il y avait de l’autorité dans cette voix âgée, malgré son chevrotement. Justin bouda, comme l’enfant qu’il était mentalement sinon physiquement. Je lui aurais donné environ quatorze ans. Son âge mental était plus difficile à déterminer. Son vocabulaire et son élocution étaient par moments très en avance sur son âge. C’était son adaptation sociale et émotionnelle qui n’était pas tout à fait normale. Ses manières étaient on ne peut plus avenantes, et j’étais désolée d’être obligée de le décevoir mais, indépendamment du désagrément, je ne désirais pas avoir la responsabilité du garçon.
— Oh, très bien, acquiesça Justin. Je viendrai vous voir un autre jour. Où habitez-vous ?
— Ce serait très gentil de votre part, dit Nefret, évitant avec tact de répondre à la question. Mais maintenant nous devons nous remettre au travail. Au revoir.
Il leur fallut un certain temps pour partir. Levant les yeux de mon travail de temps à autre, j’avais une vision fugitive de la tête blonde de Justin tandis qu’il s’élançait ici et là, et j’entendais la voix de son serviteur le supplier de venir. Puis je ne les vis plus. Le milieu de la journée approchait, et je rappelai à Emerson qu’il avait promis de renvoyer Walter à la maison pour l’après-midi. Un regard à Walter fit taire toutes les objections que mon époux aurait pu élever. Celui-ci ne s’était pas plaint et n’avait pas défailli dans ses tâches, mais son visage était rouge de coups de soleil et il titubait de fatigue. Emerson ne se plaignit même pas lorsque je demandai à Ramsès de rentrer avec lui. Quant à nous, nous nous installâmes dans le petit abri que j’avais fait ériger à l’ombre des murs du temple, et nous ouvrîmes nos paniers de pique-nique.
La plupart des touristes avaient également recherché repos et rafraîchissement, au Cook’s Rest House ou à leurs hôtels. Un calme bienvenu s’instaura dans la vallée… à l’exception de la voix d’Emerson, lequel dispensait un cours à son équipe. Je le laissai parler, parce qu’il aurait été difficile de l’arrêter. J’avais eu quelque inquiétude au sujet de Lia, mais elle s’était bien comportée. David était tel qu’en lui-même, svelte, souple, et enthousiaste. Dès qu’il eut englouti ses sandwiches, il se leva d’un bond et annonça qu’il avait envie de regarder de plus près certains des bas-reliefs du temple ptolémaïque.
— Regardez tout ce que vous voulez, mais ne vous y intéressez pas trop, dit Emerson. Vandergelt a l’intention de vous demander de copier les peintures murales de la tombe. La tombe de Sennedjem…
Il s’interrompit brusquement. Il regardait vers la colline, où les vestiges éboulés de modestes pyramides en brique et de petites chapelles indiquaient l’endroit du cimetière du village. D’un geste lent et posé, il abandonna sa cuisse de poulet à demi mangée et se redressa.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Qu’est-ce que vous…
Emerson était déjà parti, courant et bondissant sur le terrain accidenté en direction de la colline. Un « Enfer et damnation ! » sonore fut la seule réponse à ma question. Puis je levai les yeux et j’aperçus ce qui avait motivé son action. Tout en haut, deux personnes s’avançaient à pas prudents sur l’un des sentiers qui coupaient la pente. Je reconnus, ainsi qu’Emerson l’avait probablement fait, le costume de tweed marron et la silhouette frêle du garçon, Justin, suivi de son compagnon plus massif.
— Bonté divine ! s’exclama Nefret. Est-ce Justin ? Il ne devrait pas être là-haut.
— Emerson est arrivé à la même conclusion et, comme vous voyez, il a réagi avec sa promptitude habituelle, répondis-je. Je ferais mieux de l’accompagner, au cas où la présence apaisante d’une femme se révélerait nécessaire. Vous autres, restez ici.
Nefret avait commencé à se lever. Elle acquiesça de la tête, bien que son visage exprimât une certaine inquiétude.
— Soyez prudente, Mère.
J’avais la certitude qu’une présence apaisante serait nécessaire – non pas, dans le cas présent, en raison d’une prémonition ou d’un mauvais pressentiment, mais parce que je ne connaissais que trop bien le tempérament et les habitudes de mon mari. Je savais que je ne pourrais pas rattraper Emerson, mais je marchai aussi vite que je l’osai, et je lançai à voix basse plusieurs jurons tandis que je me hâtais. Le garçon avait-il échappé à sa grand-mère, ou bien l’avait-il persuadée de continuer sans lui ? Habituellement, je n’aurais pas été trop inquiète, car le sentier, bien qu’escarpé par endroits, ne dépassait pas les compétences d’un adolescent normal en bonne santé. Toutefois, un faux pas et une chute pouvaient occasionner de graves blessures, et je doutais que François fût à même de réagir avec promptitude et efficacité si Justin avait une autre de ses crises. Ni l’un ni l’autre n’avait l’habitude d’un terrain comme celui-là.
J’étais sur la pente inférieure lorsque Emerson les rejoignit. Sa voix gronda tel le tonnerre.
— Crénom, qu’est-ce qui vous a pris de laisser le garçon tenter une telle escalade ? Venez avec moi, Justin.
Comme j’aurais pu le dire à Emerson, et je l’aurais fait si j’avais été plus près, c’était exactement la mauvaise façon de s’y prendre. Emerson aggrava les choses en empoignant le garçon d’un geste autoritaire. Sa poigne, du fait de l’inquiétude, fut lourde, mais pas douloureuse au point d’expliquer la réaction de Justin. Il poussa un cri aigu et commença à se contorsionner et à se débattre, essayant de se dégager.
Je doute que des admonestations de ma part eussent pu éviter l’accident. De toute façon, j’étais trop essoufflée pour crier. J’étais encore à quatre mètres d’eux lorsque François attrapa Justin par les épaules et le tira. Emerson ne lâcha pas prise. La tête du garçon ballotta d’avant en arrière et son chapeau glissa au sol. Il continua de se contorsionner et de crier. François le lâcha et saisit Emerson à la gorge. Tous trois devinrent un groupe à la Laocoon, fait de corps entrelacés et de membres qui battaient l’air. Emerson se dégagea, comprenant, ainsi qu’il me l’expliqua par la suite, que le combat allait vraisemblablement blesser le garçon. Mais, alors qu’il reculait, il tomba la tête la première et roula au bas de la pente dans une avalanche de pierres.
Poussant des cris de frayeur, les membres de notre groupe coururent vers le pied de la colline, Selim en tête. Un rapide regard m’apprit qu’Emerson se relevait, malgré les tentatives des autres pour l’en empêcher. Un torrent de jurons et de récriminations, proférés d’une voix forte, m’assura que ses facultés vocales au moins étaient intactes. Bien que désireuse d’apporter mon aide, je sentis que je ne pouvais pas abandonner le garçon. Cependant, il s’était remis de sa crise et époussetait calmement ses vêtements. Il m’adressa un sourire déconcerté.
— Qu’est-il arrivé à M. Emerson ? demanda-t-il en toute innocence.
— Il est tombé, répondis-je. Je pense que votre serviteur lui a fait un croc-en-jambe.
— C’est honteux, François ! s’exclama Justin. Tu n’aurais pas dû faire cela. Ce n’est pas bien.
— Il vous molestait, grommela le gaillard.
— Vraiment ? Je ne le pense pas. Il donne l’impression d’être un homme très bienveillant. J’espère qu’il n’est pas blessé.
— Je l’espère également, dis-je en décochant à François un regard acerbe.
Cela aurait été impossible à François de prendre un air inoffensif, mais il sembla se radoucir quelque peu.
— C’était un accident, marmonna-t-il. Je n’avais pas l’intention de le blesser. Mais personne ne touche au jeune maître.
— Je vais le toucher maintenant, dis-je d’un ton ferme. Prenez ma main, Justin, nous allons redescendre ensemble. Restez bien en arrière, François, nous ne voulons pas un autre accident, n’est-ce pas ?
Le garçon glissa sa main dans la mienne avec confiance et me laissa le guider vers le bas du sentier. Il me dépassait de quelques centimètres, mais il était plus mince. Le bref intermède violent avait été oublié. Son expression était ravie, à tout le moins.
— Vous n’auriez pas dû monter là-bas, Justin, dis-je.
— Je voulais voir les tombes.
— Cela aurait pu être encore plus dangereux que le sentier. Certains puits d’accès sont à ciel ouvert. Si vous étiez tombé dans l’un d’eux, vous vous seriez grièvement blessé. Donnez-moi votre parole de ne plus jamais retourner là-bas.
— Je peux voir le temple, alors ? C’est un temple consacré à Hathor. C’est une déesse très belle, comme l’autre Mrs Emerson. Est-ce qu’elle vient là-bas ?
Avec un léger choc, je compris qu’il ne parlait pas de Nefret.
— Non, je ne le pense pas, Justin.
— Le drogman m’a affirmé que si. La nuit de la pleine lune. Il l’a vue, ainsi que certains de ses amis.
Je me promis de dire deux mots à cet individu. Il n’avait pas à mettre des idées pareilles dans la tête du garçon. Peut-être conviendrait-il d’avoir également une conversation avec Mrs Fitzroyce. Comment pouvait-elle confier son petit-fils à un ruffian comme François ? À l’évidence, il lui était dévoué corps et âme, mais son discernement laissait quelque peu à désirer. À certains égards, il était aussi déficient mentalement que Justin.
Emerson venait dans notre direction à grands pas. Redoutant qu’il ne reprît le combat, je m’interposai entre François et lui.
— Eh bien, vous êtes beau ! dis-je en l’examinant. Encore une chemise… et pas seulement votre chemise cette fois. Vous avez déchiré les genoux de votre pantalon.
— Mieux vaut mon pantalon que ma tête, répliqua Emerson. Comme vous le constatez, je suis relativement indemne. Le garçon va bien ?
Justin eut un mouvement de recul.
— Il saigne. Je n’aime pas la vue du sang.
Craignant, devant son expression effrayée, qu’il n’eût une nouvelle crise, je me forçai à rire.
— Il n’est pas grièvement blessé, Justin.
— Pas le moins du monde, déclara Emerson d’un ton enjoué. Dans une chute de ce genre, l’astuce, c’est de se protéger la tête et de rouler, plutôt que de…
— Nous n’avons pas besoin d’un cours sur la façon de bien tomber, Emerson, l’interrompis-je. Retournons à l’abri et laissez Nefret désinfecter ces coupures. Justin, rentrez chez vous sans tarder. Avez-vous un moyen de transport ?
Cette question s’adressait à François, mais ce fut Justin qui répondit.
— Nos chevaux attendent. Je suis un excellent cavalier. Mais je n’ai pas envie de m’en aller tout de suite. Je veux rester avec la jolie Mrs Emerson.
— Vous devez faire ce qu’on vous dit, François…
— Oui, madame. Nous partons. Je regrette…
— Hummm, fit Emerson en le fixant du regard. C’est une chance pour vous que vous n’ayez pas essayé vos petits tours sur un homme moins… euh… athlétique.
— Mon devoir est de protéger le jeune maître, marmotta François d’un air renfrogné.
— Si jamais vous blessez quelqu’un en accomplissant votre devoir, vous serez renvoyé et sans doute mis en prison. Croyez-m’en. Gardez votre sang-froid, comme je garde le mien. Seule la présence de ce garçon me retient de vous donner une leçon que vous n’oublieriez pas de sitôt.
De fait, Emerson se maîtrisait à merveille, mais, à mon avis, il aurait dû omettre la dernière phrase. Elle était destinée à sonner comme un défi, et elle fut comprise comme telle. Le visage balafré de François se contracta et il lança à Emerson un regard hostile.
— Allez, maintenant, dis-je d’un ton brusque.
Je demandai à David de les accompagner pour trouver leurs chevaux. Lorsqu’il revint, il nous apprit qu’ils étaient partis, et que la vantardise naïve de Justin n’était pas le moins du monde exagérée.
— Il monte fort bien à cheval. Et il est très bien élevé. Il m’a remercié on ne peut plus aimablement. Comment avez-vous fait la connaissance de deux personnes aussi étranges ?
Emerson, qui s’agitait impatiemment tandis que Nefret pansait quelques-unes des égratignures plus profondes sur ses bras et ses genoux, s’écria :
— Il faut toujours qu’elle s’acoquine avec des canards boiteux et des amoureux transis !
— En l’occurrence, c’est Ramsès qui s’est retrouvé mêlé à eux, répliquai-je. Le pauvre garçon avait l’une de ses crises dans la rue principale de Louxor, et Ramsès, de façon tout à fait compréhensible, a mal interprété les efforts de François pour le maîtriser. Il est trop jeune pour être un amoureux, transi ou non.
— Je n’en jurerais pas, déclara Lia avec un sourire entendu. Il ne quittait pas Nefret des yeux. À cet âge, les garçons ont parfois de violentes affections.
— Il n’y a pas une once de violence chez ce garçon, dis-je. Et il considère que Nefret est une déesse… Hathor, peut-être. Il semble s’être mis dans sa pauvre tête embrouillée qu’Hathor apparaît ici dans son temple.
Selim, qui attendait des instructions, releva la tête.
— Il n’est pas le seul à le penser, Sitt Hakim. Deux hommes de Gourna disent qu’ils ont vu une dame blanche, voilée et couronnée d’or, debout devant le temple.
Cette description me parut désagréablement familière.
— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé, Selim ? demandai-je vivement.
Selim haussa les épaules.
— Des histoires de ce genre sont fréquentes, elles se répandent comme une traînée de poudre parmi les personnes superstitieuses. Ces hommes rôdaient là-bas après la tombée de la nuit, à la recherche de quelque chose à voler. Ils auront aperçu un rayon de lune ou une ombre, et voulu se donner des airs importants en racontant des mensonges…
Son regard alla de mon visage renfrogné à celui d’Emerson, et ses yeux s’agrandirent comme il comprenait brusquement.
— Vous pensez à la femme au Caire ? Allons, il s’agit d’une simple coïncidence. C’était une hallucination, un rêve, un mensonge.
— Mon grand-père aurait probablement dit que les dieux d’autrefois demeurent toujours dans leurs lieux sacrés, pour ceux qui ont des yeux pour les voir, déclara David. Cela ferait un excellent sujet pour l’une de mes peintures romantiques populaires : les ruines du temple la nuit, des formes indistinctes dans l’obscurité, et entre les pylônes, brillant dans sa propre lumière, la déesse voilée et couronnée…
— Eh bien, il est fort improbable que l’un des anciens dieux soit soudain apparu dans une maison du Caire ! dis-je. Vous avez raison, Selim, il s’agit d’une simple coïncidence.
— Vous allez parler d’Hathor à Ramsès ? demanda Nefret.
— Si le sujet se présente, répondis-je d’un air surpris. Pourquoi pas ?
— Parce qu’il voudra s’en rendre compte par lui-même. Et si…
— Absurde ! dis-je d’un ton ferme. Vous avez trop de bon sens pour envisager des « et si ». Tout le monde a fini de manger ?
Emerson se leva d’un bond.
— Reprenons le travail ! Ce petit incident nous a fait perdre plus d’une heure.
— Bonté divine, en effet ! m’exclamai-je en consultant ma montre. Vous feriez mieux de filer, David.
— Filer où ? demanda Emerson d’un ton indigné. J’ai besoin de lui pour…
— J’ai promis à Cyrus qu’il pourrait avoir David chaque après-midi. Nous vous verrons à la maison pour le thé, David.
La mâchoire d’Emerson se crispa.
— Quant à vous, Emerson, vous devriez vous changer, poursuivis-je. Vous êtes encore plus débraillé que d’habitude.
— Je ne fais pas un défilé de mode pour présenter les tenues adéquates d’un archéologue à l’intention de ces satanés touristes !
David s’en alla. Nefret proposa très gentiment de me donner un coup de main pour le tamisage, car le monceau de débris avait augmenté. Elle semblait quelque peu pensive. Après un long silence, elle parla.
— Cet individu, François, ne me semble guère un serviteur approprié pour un garçon comme Justin. Ne devrions-nous pas en toucher un mot à sa grand-mère ?
— Emerson dirait que nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas.
— Cela ne vous a jamais empêchée de le faire.
— En effet. Je suis seule juge de ma conscience et de ma conduite. Cette idée m’était venue à l’esprit, reconnus-je en retirant un tesson de poterie du tamis et en le posant à côté. Mais cela pourrait faire plus de mal que de bien. Les personnes âgées sont figées dans leurs habitudes et n’aiment pas les critiques. Et, pour être honnête, nous ignorons ce qui ne va pas au juste chez le garçon. Il est un étrange mélange d’innocence et de savoir-faire, de paroles sensées, suivies de fausses conclusions inattendues.
Nefret s’assit sur ses talons et essuya la sueur sur son front avec sa manche.
— Certains de ses symptômes sont caractéristiques des crises du haut mal. Cependant, la plupart des épileptiques ont une intelligence normale, voire supérieure. Il semble enfantin pour son âge. Cela dit, je ne suis pas une spécialiste des troubles mentaux. J’ai toujours eu envie d’étudier ce domaine.
— En plus de la chirurgie et de la gynécologie ? Ma chère enfant, vous avez bien assez à faire… votre époux et vos enfants, l’hôpital… sans compter Emerson qui vous traîne ici tous les jours.
Dans mon esprit, c’était un éloge compatissant. Pourtant elle ne me retourna pas mon sourire.
— Je n’ai quasiment pas travaillé à l’hôpital depuis deux ans, Mère. Il est en bonnes mains, mais parfois il me manque. Quant à la clinique que j’avais l’intention d’ouvrir à Louxor… Ma foi, vous savez ce que ce projet est devenu.
— Vous avez vos instruments et toute la place nécessaire pour un cabinet de consultation et une salle d’opération, fis-je remarquer. Maintenant que les enfants sont plus grands, rien ne vous empêche de le mettre en œuvre.
— Je deviens très rouillée, Mère. Comme certains de mes instruments ! Je n’ai guère fait plus que prêter mon assistance pour des accouchements difficiles et réduire une ou deux fractures.
— Raison de plus pour affiler de nouveau vos compétences. J’ignorais que vous aviez ce sentiment, Nefret. Vous auriez dû vous confier à moi. Je vais prendre des dispositions immédiatement pour faire aménager votre cabinet.
Son visage s’illumina et elle émit l’un de ses petits rires musicaux.
— Mère, vous êtes sans pareille ! Je n’avais pas l’intention de me plaindre. Je vous en prie, ne prenez pas cette peine. Vous avez suffisamment à faire en vous occupant du reste de la famille !
— En comparaison de m’occuper d’Emerson, ce sera un plaisir, lui affirmai-je.
Je ne comprends pas comment j’avais pu ne pas voir les signes. Je n’ai pas l’habitude de me réfugier derrière des excuses, aussi je ne mentionnerai pas que j’avais été extrêmement affairée à prendre des dispositions pour la clinique de Nefret. J’avais eu un tel projet en tête lorsque j’avais fait construire la maison, aussi y avait-il la place nécessaire – trois pièces plutôt exiguës mais adéquates, séparées du reste de la maison, avec une entrée indépendante. Elles étaient demeurées vides et poussiéreuses pendant deux ans, aussi fallut-il laver à la brosse, blanchir à la chaux et désinfecter la moindre surface avant que le matériel indispensable pût être installé. Nous fûmes en mesure d’obtenir les fournitures essentielles auprès des pharmaciens de Louxor, et je proposai les noms de plusieurs jeunes filles que je considérais comme des candidates possibles pour le poste d’aide-soignante.
Nefret avait déjà choisi quelqu’un.
— La petite-fille de Kadija, Nisrin, est venue me voir dès qu’elle a entendu parler de la clinique. Elle s’est toujours intéressée aux soins médicaux et Kadija lui a appris beaucoup de choses.
— Ah, oui, je me souviens d’elle. Une jeune fille charmante mais plutôt… euh… ordinaire.
— Elle n’a que quatorze ans, et elle est déjà fiancée, dit Nefret avec le mordant dans sa voix qui indiquait sa désapprobation de la coutume égyptienne des mariages précoces.
— Vous avez l’intention d’en « sauver » une autre, n’est-ce pas ?
— Si elle se débrouille aussi bien que je l’espère et si elle désire continuer, oui. C’est son père qui a arrangé ce mariage mais, si Daoud et Kadija me soutiennent, il sera obligé d’y renoncer.
Étant donné que Daoud était de la pâte à modeler dans les mains de Nefret et que Kadija était l’une de ses plus grandes amies et admiratrices, je ne doutais pas un seul instant qu’ils la soutiendraient. J’interrogeai moi-même la jeune fille. Pour quelque raison, Nisrin avait toujours été intimidée par moi, mais je parvins à venir à bout de son manque d’assurance et je conclus qu’elle ferait l’affaire.
Or donc, l’un dans l’autre… disons simplement que je ne perçus pas les signes avant-coureurs, de telle sorte que le désastre s’abattit sur moi avec la violence d’un éclair surgi d’un ciel sans nuages.
Par la suite, je me remémorai qu’Emerson avait eu un comportement bizarre depuis plusieurs jours. J’avais mis cela sur le compte de ses préoccupations concernant sa satanée stratigraphie, laquelle se révélait plus complexe qu’il ne l’avait prévu. Son intérêt inhabituel pour le courrier aurait pu s’expliquer par son inquiétude au sujet de son demi-frère. Il n’y avait toujours pas de réponse à nos télégrammes. Selim, qui, comme je le découvris plus tard, avait fait partie du complot, fut suffisamment sensé pour m’éviter. Ce fut seulement lorsque je le cherchai un après-midi que je me rendis compte que je ne l’avais pas vu de la journée. J’allai aussitôt trouver Emerson.
— Où est Selim ? Je voulais lui demander…
— Oui, oui, fit-il d’une voix singulièrement aiguë. Je sais où il est.
— Mais qu’avez-vous, Emerson ?
Le visage hâlé d’Emerson s’agrandit en un large sourire terrifiant.
— J’ai une surprise pour vous, Peabody.
— Dites-moi, l’implorai-je d’une voix qui résista à mes efforts pour la maintenir ferme. Ne me tenez pas en haleine. Que…
— Non, non, je vous montrerai. Je montrerai à tout le monde !
Il sortit sa montre, lui jeta un regard, puis il éleva la voix en ce cri que l’on pouvait entendre d’un bout à l’autre de la rive ouest.
— Nous arrêtons le travail pour aujourd’hui ! Tout le monde vient avec moi !
Et il refusa de dire un mot de plus. C’était le début de l’après-midi. Arrêter le travail à cette heure était sans précédent. Abasourdis et, dans mon cas, extrêmement inquiète, nous nous mîmes en selle et rentrâmes à la maison. J’interrogeai Ramsès, j’interrogeai Nefret, j’interrogeai Lia. Tous affirmèrent être dans la même ignorance que moi.
Emerson, qui nous avait devancés, faisait les cent pas sur la véranda lorsque nous arrivâmes.
— Un minutage parfait, annonça-t-il. Les voilà !
Regardant au loin, j’aperçus alors une étrange caravane qui s’approchait de la maison. Une longue file de charrettes tirées par des ânes et des mules, deux chameaux lourdement chargés, et plusieurs dizaines d’hommes, chantant et gesticulant, qui allaient à cheval, Selim en tête.
Les charrettes firent halte devant la maison. Elles contenaient plusieurs énormes caisses d’emballage. Les hommes entreprirent de les décharger. Emerson se précipita au-dehors.
— Tout est là, Selim ?
— Nous le saurons bientôt, Emerson.
Selim brandit un pied-de-biche. Emerson s’en empara et se mit à forcer le couvercle de la plus grosse des caisses en bois.
Je commençai à entrevoir l’horrible vérité.
— Bonté divine ! m’exclamai-je d’une voix sourde. Oh, non, ce n’est pas possible !
Sous les assauts vigoureux d’Emerson, le dessus de la caisse se souleva et les côtés tombèrent, laissant apparaître une carcasse métallique. À première vue, cela présentait peu de ressemblance avec l’objet que je m’étais attendue à voir – et que j’avais redouté de voir – parce que beaucoup de parties manquaient. Je savais ce qu’elles étaient, et où elles étaient… dans les autres caisses, que les hommes, sous la direction de Selim, étaient en train d’éventrer. Elles émergèrent une par une… les formes métalliques du capot et des pare-chocs, quatre grosses roues et un certain nombre d’autres objets que j’étais incapable d’identifier.
Nous avions eu plusieurs automobiles. Ma principale objection à ces maudits engins était le fait qu’Emerson insistait pour les conduire lui-même. Lorsque nous résidions dans notre demeure anglaise du Kent, la population locale avait appris très vite à se mettre à l’abri quand Emerson survenait au volant de l’un de ces engins. Dans les rues encombrées du Caire, circuler en voiture avec Emerson représentait une véritable épreuve. Maintenant, les automobiles étaient tout à fait ordinaires dans cette ville et, durant la guerre, les militaires avaient construit des routes dans d’autres secteurs, mais lorsque nous nous étions installés à Louxor pour une durée indéterminée j’avais réussi à persuader mon époux de vendre le véhicule, en faisant valoir que son utilité dans la région de Louxor était limitée.
Emerson jouissait d’un large public à présent – nous-mêmes, dont Walter, nos ouvriers, les portiers, et la moitié de la population de Gourna. Certains s’étaient mis à croupetons pour regarder, d’autres se bousculaient et poussaient pour mieux voir. Il y avait un véritable tourbillon de robes qui virevoltaient.
Lorsque je retrouvai enfin ma voix, je fus obligée de crier afin d’être entendue malgré le vacarme. Emerson, agenouillé devant le mécanisme, feignit de ne pas entendre mais, à la troisième répétition vigoureuse de son nom, il décida que mieux valait faire front. Il se releva et vint vers moi en tendant une main maculée de graisse.
— Venez jeter un coup d’œil, très chère, dit-il. Tout semble en état de marche, mais, bien sûr, nous ne pouvons pas en être certains tant que nous ne l’aurons pas assemblée entièrement. Ramsès, vous voulez bien nous aider ? Vous, Selim et moi… et David… Où est-il ? J’avais envoyé quelqu’un le chercher au Château.
— Je pense qu’il va arriver d’un instant à l’autre, répondit Ramsès, avec un regard craintif à mon adresse. Père, ne serait-il pas plus prudent de commencer par enlever les débris des caisses d’emballage ? Quelqu’un risque de marcher sur un clou ou de s’enfoncer une écharde dans le pied.
— Excellente idée ! s’exclama Emerson.
— Vous allez l’assembler ici… sur-le-champ ? m’écriai-je avec des accents poignants. Ici… devant la maison ? Pourquoi l’avez-vous démontée, au fait ? C’était ce que vous faisiez l’autre jour au Caire ! Pourquoi, Emerson ? Pourquoi ?
— Cela semblait la façon la plus rapide de la transporter ici sans qu’elle soit endommagée, expliqua Emerson avec un manque de franchise évident. (Il essuya la sueur sur son front du dos de la main, laissant une longue tramée noire.) Elle aurait dû arriver à bord du train hier, mais apparemment ils n’ont pas trouvé la place nécessaire. Selim a dirigé le déchargement avec une très grande efficacité, il a fait porter les caisses sur le ferry, et il a déniché ces gaillards très serviables…
— Ce n’est pas ce que je demandais, et vous le savez ! À quoi peut vous servir une automobile ici ? Il n’y a pas de routes dignes de ce nom !
— Crénom, Peabody, nous avons traversé le Sinaï et les oueds à bord d’un véhicule identique. Les routes se sont beaucoup améliorées depuis la guerre. (Puis il commença à se contredire en ajoutant :) Les patrouilles utilisant ces voitures légères, qui ont fait un magnifique travail contre les Senussi, ont été dissoutes, et les militaires ne se soucient plus d’entretenir les routes du désert. C’est de cette manière que j’ai réussi à mettre la main sur ce véhicule. C’est un modèle amélioré de la voiture légère Ford…
— Je ne veux pas en entendre parler !
On peut intimider Emerson seulement jusqu’à un certain point. Il carra les épaules, me lança un regard furieux, et frotta le sillon de son menton, laissant de nouvelles traînées noires.
— Je présume qu’un homme peut acheter une automobile s’il en a envie.
Je compris que j’avais perdu la partie. En fait, elle avait été perdue à l’instant où ce satané engin était arrivé ici. Qui plus est, toute personne de sexe masculin se trouvant à proximité était manifestement du côté d’Emerson. Ramsès m’avait abandonnée et aidait Selim à trier des boulons, des écrous et d’autres bidules indéterminés, Walter avait ôté sa veste et retroussait ses manches. Des renforts supplémentaires étaient sur le point de débarquer. L’un des chevaux qui approchaient était Asfur, la jument de David. Il y avait deux autres cavaliers… Cyrus et Bertie, devinai-je. Evelyn et Katherine avaient résisté à l’attrait de l’automobile.
Nefret passa son bras autour de ma taille.
— Venez, Mère, nous allons prendre une tasse de thé.
— Nous ferions aussi bien, dit Lia. Ils vont jouer avec la voiture le restant de la journée.
Fatima ne s’était pas aventurée à sortir. Elle agrippait les barreaux et regardait fixement le véhicule comme si c’était un gros animal dangereux. Sur ma demande, elle se précipita dans la cuisine pour faire infuser le thé, et nous nous assîmes toutes les trois afin d’observer le déroulement des opérations.
— Grâce au ciel, Gargery n’est pas là ! dis-je. Il aurait voulu s’atteler à la besogne, lui aussi. J’espère qu’ils pourront assembler ce maudit engin et le remiser dans l’écurie avant que les enfants nous rejoignent pour le thé.
— Cela semble peu probable, murmura Lia.
David ne l’avait même pas saluée. À l’exception de Cyrus, lequel se tenait à une distance respectueuse et se contentait de regarder, les hommes s’étaient mis torse nu, agitaient les bras et discutaient avec animation. Les portiers allaient et venaient, ramassant les débris. Ils feraient bon usage du moindre bout de bois, du moindre clou.
— Ils vont perdre beaucoup de temps à débattre de ce qu’il faut faire et de qui doit le faire, déclarai-je. L’esprit lucide d’une femme leur serait nécessaire, mais laissons-les donc se débrouiller tout seuls à leur manière désorganisée. Ah, merci, Fatima. Restez avec nous, si vous voulez. Le spectacle promet d’être amusant.
Manuscrit H
Pour une fois, la passion dévorante d’Emerson pour les fouilles s’inclina devant une passion encore plus grande. En homme à la discipline de fer, il se rendait sur le chantier chaque matin, en emmenant la plupart des autres avec lui, mais il lui tardait de retrouver son nouveau jouet. Les raisons d’Emerson de l’avoir fait démonter présentaient une certaine logique – charger et décharger d’un wagon en plate-forme une automobile entière comportait des risques évidents, étant donné les méthodes rudimentaires utilisées par les Égyptiens – mais Ramsès suspectait que son père avait agi ainsi parce qu’il voulait avoir le plaisir de la démonter et de l’assembler à nouveau. Il ne s’opposa même pas au public qui venait chaque après-midi. Très peu d’hommes à Louxor avaient déjà vu une automobile. Ils s’asseyaient tout autour, les yeux ronds et retenant leur souffle, et observaient chaque mouvement d’Emerson et de Selim. Après le premier après-midi, Ramsès et David firent partie de ce public, puisqu’ils n’étaient pas autorisés à lever le petit doigt. Naturellement, un certain nombre de boulons et d’écrous avaient disparu. Selim parvint à dénicher des pièces de rechange. On peut trouver à peu près n’importe quoi en Égypte, ou bien, le cas échéant, quelqu’un pour le fabriquer. Selim était un mécanicien compétent, mais l’affaire prit beaucoup plus de temps que cela n’aurait dû être le cas, en raison de « l’aide » apportée par Emerson.
Sa mère supportait ce cirque avec une équanimité étonnante. Une ou deux fois, Ramsès eut l’impression d’apercevoir un sourire réprimé, tandis qu’elle se tenait derrière la porte munie de barreaux et contemplait la scène. Ils étaient assiégés de visiteurs, non seulement des habitants des environs mais aussi des résidents étrangers et des touristes qui offraient conseils et assistance. Emerson ignorait les conseils et refusait toute assistance, mais il acceptait volontiers de s’arrêter de travailler pour parler, répondre aux questions et, d’une manière générale, se donner des airs. Les enfants faisaient de leur mieux pour s’échapper et se joindre à la petite fête. Le seul qui parvint à déjouer la vigilance des femmes fut Davy, lequel fut empoigné par Emerson alors qu’il allait s’emparer d’une clé universelle. Il fourra l’enfant sous un bras, un procédé que Davy trouva extrêmement amusant, et le ramena à la maison.
— Crénom, Peabody, pourquoi l’avez-vous laissé sortir ? grommela-t-il. Il pourrait se blesser avec des outils très lourds, vous le savez.
Son épouse leva les yeux au ciel.
— Oui, Emerson, je le sais. Si vous aviez eu le bon sens élémentaire de mettre l’automobile dans la cour de l’écurie, hors de la vue des enfants…
— Bah ! On s’attendrait que quatre femmes soient capables de surveiller quelques bambins.
Ses lèvres se pincèrent jusqu’à devenir invisibles, mais elle se contenta de répondre :
— Je vais prendre des mesures, Emerson.
En l’occurrence, elle parqua les enfants dans un endroit tout au bout de la véranda. La barricade consistait en des meubles et des caisses. N’importe lequel d’entre eux pouvait les escalader ou se glisser par-dessous, mais pas sans attirer l’attention d’un adulte. À l’intérieur de « l’enclos », elle fit installer leurs jouets, des coussins et des couvertures, une petite table pour enfants et des chaises empruntées à la chambre des jumeaux. Leur indignation initiale s’estompa lorsqu’elle expliqua que le lieu leur était réservé, qu’aucun adulte ne pouvait y entrer sans y avoir été invité, puis elle leur donna une boîte de crayons de couleurs et une pile de feuilles de papier blanc.
— Maintenant, nous allons voir qui fait le plus beau dessin, dit-elle.
Ramsès songea qu’il faudrait plus que quelques caisses pour maintenir Davy « parqué », aussi offrit-il de monter la garde et s’assit-il sur une chaise à côté de la barricade. Au bout d’une quinzaine de minutes, il regretta que sa mère eût ajouté une gageure à ce qui, autrement, était un excellent stratagème. Papier après papier lui était présenté, et l’admiration était exigée. À l’exception des dessins de Dolly, très réussis pour un garçon de cet âge, il n’était même pas en mesure de dire ce que les gribouillages étaient censés représenter. Ceux d’Evvie étaient aussi incompréhensibles que ceux de ses enfants. Il s’efforça de ne pas s’en réjouir. Il n’avait pas été préoccupé outre mesure par l’incapacité des jumeaux à communiquer, mais le fait d’avoir Evvie à proximité, laquelle jacassait comme une pie, invitait à des comparaisons désobligeantes. Les femmes… les mères… ne pouvaient s’empêcher de faire de telles comparaisons, supposait-il. Nefret lui avait appris que Charla avait deux dents de plus qu’Evvie.
Le jeudi, en fin d’après-midi, le dernier boulon fut serré et toute la famille fut conviée à venir regarder tandis qu’Emerson, en sueur, maculé de graisse, au comble du bonheur, imprimait une vigoureuse traction à la manivelle de mise en marche. Le moteur s’anima dans un grondement, auquel firent écho les acclamations retentissantes de l’assistance, et Emerson bondit sur le siège du conducteur. Ramsès vit une crispation d’angoisse apparaître fugitivement sur le visage de sa mère. Elle n’eut pas le cœur d’interdire à Emerson d’essayer le véhicule. De toute façon, seul un tremblement de terre aurait pu l’en empêcher.
— Conduisez lentement, Emerson, je vous en conjure ! cria-t-elle. Lentement et prudemment, très cher !
Emerson refusa de venir pour le thé. À contrecœur, il laissa le volant à Selim. Durant les heures qui suivirent, ils firent des manœuvres de long en large devant la maison. Leurs offres d’embarquer des passagers furent acceptées avec enthousiasme par les enfants, mais fermement rejetées à la fois par les mères et les grands-mères. Seule la crevaison d’un pneu mit fin à la prestation. Apparemment, tous les clous n’avaient pas été ramassés.
Une fois qu’Emerson fut allé prendre un bain et se changer, son épouse déclara avec un sourire forcé :
— Espérons que le pire est passé. Nous devons absolument reprendre nos tâches respectives. Demain, nous sommes vendredi. Nefret, je présume que Ramsès et vous ferez votre visite hebdomadaire à Selim ? Et vous, David ?
— Pas cette semaine, bien que Selim ait eu la gentillesse de m’inviter. Je désire voir le tombeau de Grand-père.
— Emmènerez-vous les enfants ?
— Dolly veut venir. Il a fait un véritable héros de son bisaïeul. Je suppose que nous devrons emmener également Evvie. Elle insiste toujours pour aller partout où va Dolly.
Les sourcils haussés de Nefret indiquèrent une désapprobation pour une partie de ce projet, mais elle ne dit rien sur le moment. L’après-midi suivant, une fois qu’ils furent revenus de Deir el-Medina, Ramsès, retardé par un cours que lui faisait son père, alla dans leur chambre pour se changer. Nefret se tenait devant le miroir, si absorbée qu’elle ne l’entendit pas entrer. La tête et les épaules rejetées en arrière, elle plaquait le tissu de sa combinaison légère sur son corps de telle sorte qu’il soulignait ses rondeurs.
— Puis-je t’aider ? demanda-t-il en observant avec appréciation l’effet produit.
Nefret relâcha son souffle en un petit cri et fit volte-face.
— J’aimerais bien que tu ne me surprennes pas ainsi !
— Je ne voulais pas… Excuse-moi. Que faisais-tu ?
— Rien. (Elle laissa le tissu retomber dans ses plis et se dirigea vers sa coiffeuse.) J’ai été étonnée d’entendre David dire qu’ils vont emmener les enfants au cimetière. Nous n’avons jamais emmené les jumeaux.
— Tu veux le faire ?
— J’essayais, dit sa femme avec un sarcasme inhabituel de sa part, d’obtenir ton avis, et non une question en réponse à la mienne.
— Oh, je ne crois pas avoir vraiment un avis. À toi de décider. (Son expression lui apprit que ce n’était pas ce qu’elle désirait entendre, aussi fit-il une nouvelle tentative.) Ils n’ont pas connu Abdullah. À leur âge, il est aussi lointain pour eux que… eh bien, que l’un des personnages dans les livres que tu leur lis. Assurément, cela ne peut pas faire de mal de parler à des enfants des actes courageux de leurs amis et de leurs ancêtres.
— C’est une façon de voir les choses.
— Tu veux les accompagner ?
— Une autre fois, peut-être. Selim nous attend, et Kadija serait déçue si nous ne venions pas. Cela t’ennuie ?
— Bien sûr que non. (Il ajouta, avec un sourire :) Aimant notre famille comme je l’aime, ce sera agréable d’être avec toi et les jumeaux.
— Ramsès…
— Qu’y a-t-il, ma chérie ?
Elle avait joué avec les objets sur sa coiffeuse, les déplaçant et les remettant à leur place. Elle se retourna et posa ses mains sur ses épaules.
— Est-ce que Mère t’a dit…
— M’a dit quoi ?
Les mains de Nefret prirent délicatement sa nuque et inclinèrent sa tête vers son visage levé vers lui. Sa bouche était douce et néanmoins implorante. Tandis qu’il la serrait contre lui, il commença à penser à d’autres choses qu’il aurait préféré faire plutôt que de rendre visite à des amis.
— Je t’aime tant, chuchota-t-elle.
— Moi aussi, je t’aime. Quelle est la raison de ce baiser ? Non pas que je m’en soucie réellement, ajouta-t-il. Recommençons.
Il voulut l’embrasser à nouveau, mais elle se dégagea en riant. Son visage était radieux.
— Chéri, tu sais que les enfants vont frapper à la porte si nous ne venons pas.
Elle avait raison, bien sûr. Des enfants étaient une bénédiction, certes, mais il y avait des moments… Avec une nostalgie empreinte d’une certaine culpabilité, il se souvint de l’époque où leurs étreintes n’avaient pas à être calculées, et où les seules interruptions étaient le fait de criminels… et, de temps en temps, de son père.
Il ne cessa d’y penser durant tout l’après-midi, étrangement conscient de la présence de sa femme. Elle avait commencé à lui demander quelque chose, puis elle s’était ravisée. Savait-elle un fait qu’il ignorait… un détail que sa mère lui avait dit… qui l’amenait à avoir peur pour lui ? Était-ce ce qui avait motivé ce baiser spontané, passionné ? Ce serait bien d’elles de décider qu’il fallait le protéger…
Selim dut lui parler à deux fois avant qu’il réponde.
— Désolé, j’avais la tête ailleurs.
Son regard fixé sur Nefret n’avait pas échappé à Selim. Il murmura :
— Et c’est une bonne chose. Mais quand viendrez-vous tous nous voir ? Daoud veut organiser une fantasia, ici à Gourna.
— Parlez-en à Mère. Où est Daoud ? Habituellement, il se joint à nous.
— Un scorpion l’a piqué.
Les piqûres de scorpion, rarement mortelles, étaient cependant extrêmement douloureuses et souvent débilitantes, même pour un homme de la force de Daoud.
— Quand ? demanda Ramsès. Pourquoi n’est-il pas venu voir Nefret ?
— Ce matin. Apparemment, il y avait une réunion de ces créatures dans sa chambre, répondit Selim en souriant. Il a été piqué au pied et il ne peut pas marcher. Mais Kadija l’a soigné. Il pourra reprendre le travail demain.
— Le fameux onguent vert, murmura Ramsès. (L’onguent aurait probablement le résultat désiré. Daoud y croyait dur comme fer, et la mixture semblait efficace.) Dites-lui de rester chez lui s’il ne va pas mieux.
Selim acquiesça de la tête et entreprit de changer de sujet. Les scorpions n’étaient que trop fréquents en Égypte, mais c’était inhabituel d’en trouver à l’intérieur d’une maison.
Lorsqu’ils prirent congé, Ramsès promit de parler à sa mère afin de fixer une date pour la fantasia. Les enfants avaient passé tout l’après-midi à jouer à un jeu incompréhensible qui consistait à courir, à sauter ou à se rouler par terre dans la cour, et les jumeaux étaient d’une saleté repoussante, comme d’habitude, et rompus de fatigue, contrairement à leur habitude. Ramsès contempla la petite tête brune qui était posée contre sa poitrine.
— Ils vont s’endormir tout de suite, dit-il avec bon espoir.
Nefret eut un petit rire.
— Ne compte pas trop là-dessus. Les Vandergelt viennent dîner, tu sais.
— Raison de plus pour se dépêcher !
Ils ne pressèrent pas les chevaux parmi les maisons du village à flanc de colline. Ils atteignirent l’étendue plate du désert, et Ramsès s'apprêtait à lancer Risha au galop lorsqu’il entendit quelque chose.
— Écoute, dit-il en ramenant la jument au pas.
— Je n’ai…
Cela se reproduisit. Cette fois, Nefret l’entendit également… un cri strident, éperdu.
Ramsès dégagea sa fille somnolente du devant de sa chemise et la tendit à Nefret.
— Prends-la. Vite.
Nefret obéit d’instinct, et serra les deux petits corps dans ses bras. Ramsès remercia Dieu qu’elle fût une superbe cavalière et que Moonlight réagît au moindre de ses mots ou de ses gestes. Le cri retentit à nouveau. Cette fois, il fut suivi d’un appel au secours. Les mots étaient en anglais, la voix celle d’une femme. Les yeux de Nefret s’agrandirent.
— Ramsès, qu’est-ce que…
— Emmène les enfants à la maison. Tout de suite !
Il n’attendit pas de réponse. Regardant derrière lui tandis qu’il guidait Risha vers les collines, il constata que Moonlight avait pris son galop souple et régulier. S’ils avaient été seuls, Nefret aurait insisté pour l’accompagner, mais la sécurité des enfants venait en premier, même s’il était peu probable que cette femme terrifiée fût vraiment en danger.
Elle continuait d’appeler au secours. Sa voix était plus faible et entrecoupée de sanglots oppressés. Il l’aperçut finalement, adossée à un affleurement rocheux. L’homme qui lui faisait face riait tandis qu’elle le frappait avec ce qui semblait être un chasse-mouches. C’était une arme plutôt dérisoire en comparaison du poignard de l’homme. Il jouait avec elle, esquivant sans peine ses faibles coups et la blessant aux bras et au visage. Il prenait un tel plaisir à ce jeu qu’il n’entendit pas le martèlement de sabots jusqu’à ce que Ramsès fût quasiment sur eux. Il fut obligé de parer Risha pour ne pas les renverser tous les deux. L’homme poussa un bêlement de frayeur et s’enfuit à toutes jambes. Ramsès s’apprêtait à le poursuivre lorsque la femme s’affaissa sur le sol.
Ne sachant pas si elle était grièvement blessée, il abandonna cette idée de poursuite. Il l’avait tout de suite reconnue à ses vêtements. Elle portait les mêmes le jour où Justin et sa grand-mère étaient venus à Deir el-Medina – une robe élimée d’un gris terne et un chapeau que même lui avait jugé très défraîchi. La dame de compagnie de Mrs Fitzroyce. Mais que faisait-elle ici, seule et agressée ? Les Gournaouis ne s’en prenaient pas aux touristes.
Il y avait du sang sur le sol… peu, mais il continuait de couler. Il la retourna avec précaution sur le dos. Le sang provenait d’une entaille à son bras. Il ne vit pas d’autres blessures sur son corps. Il dénoua doucement les rubans de son affreux chapeau de paille et l’ôta.
Les yeux de la femme étaient ouverts. Ils étaient noisette, bordés de longs cils. Des larmes et une étrange pellicule grisâtre maculaient ses joues. Au-dessous, sa peau était satinée, ses joues parsemées de taches de rousseur.
Il se souvenait de ces yeux noisette.
— Mon Dieu, chuchota-t-il. C’est impossible… Molly ?